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On ne gueule pas assez au Sénégal !

Photo www.dakaronline.net

PROPOS RECUEILLIS PAR MICHAËL RODRIGUEZ

Maire d’une commune rurale au Sénégal, Baganda Sakho critique les effets de manches du gouvernement d’Abdoulaye Wade et s’inquiète de la pression de l’industrie des agrocarburants.
La pression sur la terre s’accroît au Sénégal. L’industrie des agrocarburants tente de se faire une place au soleil, profitant d’un système foncier qui permet d’exploiter des terres presque gratuitement. Les effets pourraient être catastrophiques pour la culture vivrière, prévient Baganda Sakho, maire socialiste d’une commune rurale près de Tambacounda, dans le Sénégal oriental. Ce militant de la cause paysanne, rentré au pays en 1987 après dix-sept ans à Paris, craint un affaiblissement de la production céréalière, qui ne couvre déjà que la moitié des besoins du pays. Depuis quelques décennies, le Sénégal est en effet dépendant des importations de riz asiatique, dont le volume est passé de 400 000 tonnes en 1994 à près d’un million de tonnes en 2009. Baganda Sakho était de passage récemment à Genève pour y rencontrer les responsables de l’association Jardins de Cocagne – Solidarité Nord et Sud, dont il est l’un des partenaires en Afrique. Entretien.

La terre suscite-t-elle beaucoup de convoitises dans votre région?
Baganda Sakho: C’est un problème réel. Nous avons trop de pression. Des fonctionnaires, des ministères, des chefs de cabinet, des gouverneurs ou encore des policiers viennent nous demander 50 hectares par-ci, 100 hectares par-là. En plus des nationaux, nous avons beaucoup de demandes qui nous viennent de l’industrie des agrocarburants. Nous avons reçu récemment une demande d’une firme espagnole, qui veut 1000 hectares pour cultiver du jatropha, une plante utilisée pour fabriquer de l’agrocarburant. Cette demande a été mise au frigo. Si je la soumets maintenant aux élus, ça va passer, parce que l’entreprise dit qu’elle va créer 100 à 400 emplois. Et ce sera la catastrophe: nos enfants deviendront ouvriers agricoles et la production céréalière s’effondrera.
Une autre collectivité locale a donné récemment 10 000 hectares pour la production d’agrocarburants. Je dis bien «donné», parce qu’au Sénégal, on ne peut pas vendre la terre. Les autorités locales perçoivent quelques taxes, dont le montant est dérisoire. On attribue une parcelle à quelqu’un qui en échange doit la mettre en valeur. La terre peut lui être retirée, mais c’est une procédure difficile.
La pression est de plus en plus forte. Même le secrétaire général du ministre des Finances veut faire du jatropha! Un soir, c’est la femme du président Wade, la première dame, qui m’a appelé en faveur d’une amie qui voulait aménager un campement de chasse sur 32 000 hectares…

Depuis votre retour au Sénégal, en 1987, comment la production agricole et les conditions de vie du monde rural ont-elles évolué?
L’agriculture dans la région de Tambacounda a connu un net recul, lié parfois à la pluviométrie et parfois aux politiques agricoles. Depuis 2000 (début de la présidence d’Abdoulaye Wade, ndlr), l’Etat ne joue plus son rôle. L’ISRA, l’Institut de recherche agronomique, fournissait un excellent travail pour trouver des semences adaptées à la pluviométrie, des semences hâtives. Aujourd’hui, il n’y a plus de recherche agronomique au Sénégal. On nous envoie des semences tout-venant d’un peu partout, qui ne sont pas bonnes. Il y a cinq ou six ans, nous avons reçu des semences de maïs qui se sont avérées être du maïs fourrager: il ne donnait pas d’épis. Avec les paysans, nous sommes allés voir l’ISRA. Nous voulions déposer plainte, mais nous avons abandonné, parce que le combat était perdu d’avance.
Le président Wade a lancé en 2008 sa «grande offensive agricole pour la nourriture et l’abondance». Les paysans peuvent avoir accès à des semences subventionnées par l’Etat. Malheureusement, celles que nous avons reçues étaient soit des semences hybrides, soit des OGM. Dans les deux cas, on ne peut pas les réutiliser l’année suivante.
L’Etat a aussi démissionné de la culture arachidière. La filière était bien organisée: chaque année avant la fin de l’hivernage, les producteurs, l’Etat et l’huilerie se réunissaient pour négocier les prix. Cela ne se fait plus. Le producteurs doit amener lui-même ses graines à l’usine pour obtenir un bon prix. S’il ne peut pas se déplacer, il est obligé de vendre à des commerçants agréés par l’Etat qui viennent chercher les graines. Mais ils n’ont pas d’argent, ils distribuent des bons qui restent parfois impayés pendant un, voire deux ou trois ans.

La «grande offensive agricole» prévoit un développement de la riziculture avec l’objectif de ne plus importer un seul grain de riz en 2012. Où en est-on?
Cela n’a pas avancé d’un pouce. Dans la région du fleuve Sénégal, les gens se sont mis à produire mais ils n’arrivent pas à vendre. Le riz local est plus cher, parce que les conditions de production sont plus difficiles et les intrants (engrais, pesticides, équipements agricoles, etc.) plus chers qu’en Thaïlande. Avant même de lancer un tel programme, il faut mettre en place une politique qui permette de consommer local, en subventionnant la production ou en taxant les importations.

Comment réagissent les cultivateurs?
Malheureusement, nous sommes dans un système hypercorrompu. Les gens qui se plaignent sont vite achetés. Ou alors ils sont fatalistes, ils disent que c’est Dieu qui l’a voulu. On ne gueule pas assez au Sénégal !

Les émeutes de la faim de 2008, déclenchées par la flambée des prix sur le marché alimentaire mondial, ont-elles eu des répercussions?
Cela n’a rien changé. Le problème au Sénégal, c’est qu’on n’est pas des bagarreurs. Or, si l’on se bat bien, l’Etat recule. C’est ce qui s’est passé par exemple avec le charbon. Avant, seuls des professionnels avaient le droit de le commercialiser. Ils l’achetaient à 1000 francs CFA (environ 2 francs suisses) le sac aux producteurs locaux et le revendaient à 5000 francs à Dakar. Des jeunes de ma région ont menacé de mettre le feu aux camions transportant le charbon. Cela risquait de péter. Alors nous nous sommes tous réunis, tous les élus de six collectivités locales de tous les partis politiques, et nous avons décidé de partir à Dakar sans même écrire au Ministère. Nous sommes arrivés un mardi soir, le mercredi matin nous étions reçus par la Banque mondiale, puis par le ministre. La semaine même, le ministre promulguait un arrêté pour donner aux producteurs locaux le droit de vendre du charbon sans passer par des intermédiaires !

Source : http://lecourrier.ch du 23 juillet 2010